"Et leurs yeux se rencontrèrent"

Publié le par professeur-et-etudiante

Voici l'intitulé de la séquence sur la rencontre amoureuse dans le roman que je dois aborder avec ma classe de 1ère S.

 

Je suis d'abord perplexe. "Et leurs yeux se rencontrèrent"... Culture commune des Walt Disney ? Citation de Francis Cabrel ? Petite phrase étalée sur une carte postale David Hamilton épinglée dans la chambre d'une lycéenne ? Recours à la culture adolescente afin qu'ils se sentent concernés par ce topos littéraire qu'est la rencontre amoureuse ? Je verrai bien Stephenie Meyer écrire "Et leurs yeux se rencontrèrent" au début du chapitre deux de Twilight.

 

Je suis dans l'erreur.

 

"Et leurs yeux se rencontrèrent" est bien une citation. Mais pas de Stephenie Meyer. Quand il écrivit L'Education sentimentale, Flaubert estima nécessaire de placer ce poncif lors de la première rencontre de Frédéric et Madame Arnoux. C'est décidé, j'axerai ma lecture analytique autour de l'ironie flaubertienne. 

 

J'explique à mes élèves endormis que cette rencontre amoureuse n'est pas seulement romantique, merveilleuse et mièvre. J'explique que Flaubert s'amuse à ridiculiser son héros et le dépeint comme un gosse (d'où la nécessité d'une "éducation") qui tourne autour de la femme aimée sans trop savoir comment l'aborder. J'explique que Madame Arnoux est bien plus âgée que ce minot, que tout le dit, et qu'il est permis de douter de sa beauté. En un mot, j'explique à mes élèves que Flaubert se moque un brin des rencontres amoureuses classiques, joue avec la mièvrerie des poncifs et renverse astucieusement les codes. Comme ça ne se voit pas du premier coup d'oeil, on peut parler d'ironie... "Et leurs yeux se rencontrèrent".

 

TOLLE.

 

Il y a, heureusement, deux élèves, dans cette classe, qui se montrent curieux, intéressés et qui participent. L'un deux, Mathieu, prend la parole, soutenu ensuite par Zohra (qui porte le seul nom d'origine étrangère de cette classe). Je constate qu'aucun élève ne comprend pourquoi Flaubert se moque un brin. Ils lisent, eux, une rencontre amoureuse des plus romantiques et merveilleuses, puisque "c'est écrit". S'ensuit une discussion passionnante sur la fiabilité des analyses littéraires. Comme Flaubert n'a pas expliqué son texte, et que c'est la prof qui le fait à sa place, Mathieu doute de moi. J'en suis ravie. Place à l'argumentation...  singularité du français face aux disciplines scientifiques, existence de "grands lecteurs" comme il existe de "grands écrivains", lectures multiples des grandes oeuvres, évolution de ces lectures au fil du temps, recours à des critiques littéraires confirmés pour ne pas qu'il pense que tout sort uniquement de ma tête...

 

Après une demi-heure qui reste le plus beau moment que j'ai partagé avec cette classe, Mathieu est convaincu qu'il faut parler de double lecture dans ce texte. Mais, par fierté légitime, il refuse de parler d'ironie. J'espère qu'il continuera à s'intéresser à la littérature.

 

Plus tard, je donne le même texte à mes élèves de 2° les plus en difficulté lors d'une séance de soutien. Je leur demande de repérer tout ce qui permet de décrire Madame Arnoux. Je ne lance aucune piste d'analyse. Moins de dix minutes après le début de l'exercice, les remarques commencent à fuser.

 

"Madame... elle a quel âge, Madame Arnoux ?"

 

"Madaaaame, en fait elle est vieille, Madame Arnoux ?"

 

"Madame, elle est bien habillée Madame Arnoux ?

 

"Madame, mais en fait elle est moche !"

 

Un petit coup d'oeil à Frédéric ?

 

"Madame, il a quel âge Frédéric ?" 

 

"Mais Madame, il veut se taper une vieille ?"

 

"Ouah, il sait trop pas draguer !"

 

Bénie soit la spontanéité de ceux qui n'ont pas plus de révérence pour Gustave Flaubert que pour Stephenie Meyer.

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